Que font nos morts ?
En cette période de confinement
différentes attitudes apparaissent face à la situation, par
exemple un égoïsme forcené pour se protéger soi au
détriment des autres ou la glorification du personnel soignant,
nouvel idole pour cacher l'impuissance de ceux qui restent confinés.
D'autres relativisent le nombre de morts en le comparant à la
mortalité habituelle, ce qui a son utilité pour ne pas tomber dans
le catastrophisme.
En feuilletant mes livres et en ouvrant
au hasard un recueil de Zbigniew Herbert, grand poète polonais de
l'après seconde guerre mondiale, je suis tombé sur le poème que
j'ai recopié ci-dessous.
Il m'a ramené à une réalité
essentielle : le drame premier et fondamental de cette épidémie,
c'est la maladie massive qui tombent sur des personnes qui n'y
étaient pas préparées et la mort soudaine de nombreux individus.
Et cela a pour conséquence, d'une part, un débordement des services
médicaux qui ne peuvent prendre en charge les malades dans les
conditions habituellement acceptables pour notre société ; et
d'autre part, la mort de personnes isolées, coupées de leurs
proches et parfois sans recevoir les soins appropriés.
Cette situation nous rappelle une
chose : le caractère collectif de la mort. Dans une société
hyper-individualisée, ou la famille domine le champ social et la
médecine a le monopole sur les
corps souffrants, la mort, le moment de la mort, celui ou la vie s'en
va d'un corps, n'est plus vécu collectivement. De fait, le rituel de
nos sociétés occidentales se réduit le plus souvent à un
enterrement public : et actuellement à son strict minimum,
quand il n'est pas tout simplement inaccessible.
Je
crois à l'importance pour une société de prendre en charge
collectivement ses morts, pour percevoir le renouvellement de la vie,
non seulement à l'échelle individuelle ou familiale mais aussi au
niveau du groupe humain. Si chacun reste dans une vision individuelle
de la mort, elle n'est plus que l'opposée de la vie de l'individu,
et il ne perçoit plus que la mort permet à ceux qui restent de
continuer à vivre. C'est pour ça que je veux dire une seule chose à
la lecture de ce poème : pleurons nos morts, pleurez
vos morts.
A
quelle échelle ? A l'échelle de quelle société ? Ce
sont là des questions sociales et politiques que chacun tranchera ;
la pandémie pouvant indiquer que notre société est dorénavant
mondiale, et plus seulement sur le plan économique, comme nous
renvoyer à l'importance de la vie entre voisin, et de la proximité
des échanges.
En
tout cas, je vous le dis, je n'écouterai pas ceux qui parleront au
nom de tous sans avoir pleuré nos morts. Car j'ai peur qu'au sortir
de cette épidémie, notre société soit de nouveau éclatée et que
chacun n'aborde la crise que de sont point de vue ; avec d'un
côté ceux qui pleurent les morts et de l'autre ceux qui se trouvent
de nouveaux héros ; ou encore avec ceux qui pointent les
erreurs politiques et ceux qui s'emploient à reconstruire du lien
social ou une économie locale. Ce n'est qu'en tenant ensemble ces
enjeux qu'un chemin vertueux peut se dessiner. Et cela passe par ce
que ce que chacun se rassemble en lui même face à ces drames
humains, puis se rassemble avec les autres dans ses différents
cercles, pour dialoguer avec nos morts.
Que font nos morts
Jean est venu ce matin
j'ai rêvé de mon père
dit-il
il était dans un cercueil de chêne
je marchais près du corbillard
et mon père me dit :
vous m'avez bien habillé
c'est un bel enterrement
tant de fleurs en cette saison
ça doit coûter cher
père ne t'en fait pas
dis-je – il faut que les gens
voient
qu'on t'aimait
on regarde pas à la dépense
six hommes en livrée noire
avancent joliment sur les côtés
mon père a réfléchi
et a dit : la clé du bureau
est dans l'encrier en argent
dans le deuxième tiroir de gauche
il y a un petit pécule
avec cette somme – dis-je –
on t'achètera une pierre tombale
une grande en marbre noir
il faut pas – dit mon père –
vaut mieux le donner aux pauvres
six hommes en livrée noire
avancent joliment sur les côtés
tenant des flambeaux allumés
à nouveau comme s'il réfléchissait
– occupez-vous des fleurs du
jardin
couvrez-les pour l'hiver
je veux pas qu'elles se perdent
c'est toi le plus âgé – dit-il –
dans le petit sac derrière le
tableau
prends les boutons de manchette avec
les perles véritables
qu'ils te portent bonheur
ma mère me les avaient offerts pour
mon baccalauréat
puis il ne dit plus rien
il avait dû s'endormir plus
profondément
c'est ainsi que nos morts
se préoccupent de nous
ils nous réprimandent dans notre
sommeil
rapportent l'argent égaré
nous cherchent une situation
soufflent les numéros de loterie
et quand ils en sont incapables
ils frappent à la vitre
et nous par reconnaissance
leur inventons une éternité
paisible comme un trou de souris
Zbigniew Herbert
traduit du polonais par Brigitte Gautier
in Œuvres poétiques complètes I
(Edition Le bruit du temps)
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Zbiniew Herbert sur le site des éditions Le bruit du temps