Un silence sur Camus
Les Chemins de la philosophie sur France Culture ont
récemment proposé une émission sur Albert Camus et le silence. Cette intéressante
émission a abordé différents aspects du silence dans son
œuvre et son lieu avec la philosophie de l'absurde. Elle a commencé par aborder
le rapport de Camus au silence de sa mère lorsqu'il était enfant, en proposant
la lecture d'un extrait de L'envers et l'endroit, sa première œuvre publiée, à
l'âge de 22 ans :
« La mère de l’enfant restait aussi silencieuse. En certaines circonstances, on lui posait une question : « À quoi tu penses ? » « À rien », répondait-elle. Et c’est bien vrai. Tout est là, donc rien. Sa vie, ses intérêts, ses enfants se bornent à être là, d’une présence trop naturelle pour être sentie. Elle était infirme, pensait difficilement. Elle avait une mère rude et dominatrice qui sacrifiait tout à un amour-propre de bête susceptible et qui avait longtemps dominé l’esprit faible de sa fille. Emancipée par le mariage, celle-ci est docilement revenue, son mari mort. Il était mort au champ d’honneur, comme on dit. En bonne place, on peut voir dans un cadre doré la croix de guerre et la médaille militaire. L’hôpital a encore envoyé à la veuve un petit éclat d’obus retrouvé dans les chairs. La veuve l’a gardé. Il y a longtemps qu’elle n’a plus de chagrin. Elle a oublié son mari, mais parle encore du père de ses enfants. Pour élever ces derniers, elle travaille et donne son argent à sa mère. Celle-ci fait l’éducation des enfants avec une cravache. Quand elle frappe trop fort, sa fille lui dit : « Ne frappe pas sur la tête. » Parce que ce sont ses enfants, elle les aime bien. Elle les aime d’un égal amour qui ne s’est jamais révélé à eux. Quelquefois, comme en ces soirs dont lui se souvenait, revenue du travail exténuant (elle fait des ménages), elle trouve la maison vide. La vieille est aux commissions, les enfants encore à l’école. Elle se tasse alors sur une chaise et, les yeux vagues, se perd dans la poursuite éperdue d’une ramure du parquet. Autour d’elle, la nuit s’épaissit dans laquelle ce mutisme est d’une irrémédiable désolation. Si l’enfant entre à ce moment, il distingue la maigre silhouette aux épaules osseuses et s’arrête : il a peur. Il commence à sentir beaucoup de choses. À peine s’est-il aperçu de sa propre existence. Mais il a mal à pleurer devant ce silence animal. Il a pitié de sa mère, est-ce l’aimer ? Elle ne l’a jamais caressé puisqu’elle ne saurait pas. Il reste alors de longues minutes à la regarder. À se sentir étranger, il prend conscience de sa peine. Elle ne l’entend pas, car elle est sourde. Tout à l’heure, la vieille rentrera, la vie renaîtra : la lumière ronde de la lampe à pétrole, la toile cirée, les cris, les gros mots. Mais maintenant, ce silence marque un temps d’arrêt, un instant démesuré. Pour sentir cela confusément, l’enfant croit sentir dans l’élan qui l’habite, de l’amour pour sa mère. Et il le faut bien parce qu’après tout c’est sa mère.Elle ne pense à rien. Dehors, la lumière, les bruits ; ici le silence dans la nuit. L’enfant grandira, apprendra. On l’élève et on lui demandera de la reconnaissance, comme si on lui évitait la douleur. Sa mère toujours aura ces silences. Lui croîtra en douleur. Etre un homme, c’est ce qui compte. »
(Entre oui et non in L'envers et l'endroit)
Ce texte est très largement autobiographique,
cependant je voudrais évacuer ici la question de la véracité des faits, pour
écouter attentivement le lien à la mère qui s'y montre.
J'ai été surpris d'entendre le
commentaire qu'en ont fait Adèle Van Reeth et son invitée Marylin Maeso. En effet, elles se sont intéressées au
"parallèle" entre le silence de sa mère et le silence du monde à
partir duquel Camus a construit sa philosophie. Ce terme de parallèle, repousse
la possibilité que ces deux silences se croisent. C'est un parti pris
étonnant dans le questionnement sur
l'absurde puisqu'il exclut d'établir le lien entre ces deux silences.
Au contraire, l'invitée, agrégée
de philosophie, insiste sur le fait que l'absurde existait dans la vie de Camus
avant le développement de sa philosophie, mais au lieu de voir l'origine de
cette vision du monde dans sa biographie, elle semble faire une lecture de sa
vie en prenant comme référence cette pensée de l'absurde.
Pourtant, le matériau fourni par
l'extrait éclaire la construction de Camus. C'est un enfant qui a perdu son
père et dont la mère, plongée dans le mutisme, se désintéresse de son fils et
s'avère incapable de lui prodiguer de la tendresse. Il est alors élevé par sa
grand-mère qui impose la terreur et la brimade physique. Cet enfant n'a donc
pas eu l'attention nécessaire et un regard bienveillant suffisant pour se fabriquer un récit personnel sûr, une
image de soi certaine et développer la confiance en soi nécessaire pour motiver
ses propres actions. Pire, il a été violenté par une personne qui aurait du
l'aimer et sa propre mère ne s'est pas opposé à ces violences. Comment alors
trouver du sens à cet amour? Et à sa propre existence? Et comment les
commentateurs de l'émission peuvent ne pas porter attention au silence de la
mère vis-à-vis des coups portés par la grand-mère alors que ce silence est
profondément destructeur?
L'enfant devenu adulte a extrapolé
ce sentiment de vide en attribuant au monde sa cause. Cela s'explique
facilement par l'obligation d'aimer sa mère. ("Et il le faut bien").
Si on lui avait permis de prendre conscience de la maltraitance il aurait pu
sortir de ce paradoxe insurmontable. Mais un enfant ne peut pas rejeter ses
parents car il dépend d'eux matériellement et psychiquement. Alors, au lieu de
voir la responsabilité de sa mère dans sa souffrance, il en transpose l'origine
dans le monde. Ce n'est donc plus la faute de sa mère et cela lui permet
d'exprimer et d'expliquer sa souffrance.
Albert Camus, grâce à sa formation
intellectuel, ira au bout de cette réaction et développera une philosophie de
l'absurde pour innocenter sa mère.
Beaucoup de lecteurs se sont
reconnus dans cette pensée et ce sentiment. Pourtant la réalité suffit à les
détromper de cette vision du monde. Tous les êtres humains n'ont pas ce
sentiment de l'absurde. Et le sens du monde qui anime chacun provient de ses héritages
et de sa construction individuelle et non d'un sens du monde en soi.
A partir de là un contresens se
développe dans la lecture de Camus, qu'on retrouve à la fin de l'émission, avec
l'idée que la vie n'a pas de sens et que chacun doit construire son propre
sens. Cela me semble une vision juste. Mais Camus ne s'y tient pas car il
l'érige en philosophie. Sa pensée de l'absurde tend à remplacer les autres
idéologies d'explication du monde (la religion, le kantisme, etc) et reste donc
dans le même rapport au monde qu'elles.
Car si la vie n'a pas de sens, il
n'y a pas de vérité qu'on peut partager et défendre, il n'y a que des individus
qui se construisent leur récit personnel et leur sens du monde. Mais cela
nécessite un pas de côté pour sortir du rapport au monde qui nous a construits,
pour se défaire des discours qui nous ont formatés, et non de le remplacer par
une autre théorie générale.